”Le véritable enseignement de ce parcours est qu’il est important de mutualiser nos ressources, qu’elles soient politiques, économiques ou intellectuelles, lorsqu’il s’agit de négocier avec des pays autres que les nôtres, à l’échelle internationale, en Europe ou dans l’hémisphère Nord.”
Allocution d’ouverture de Sir Shridath Ramphal sur le processus d’unification du Groupe des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique lors de la Consultation interrégionale de haut niveau à la Barbade le 26 février 2019.
Monsieur le Président,
La révision de l’Accord de Georgetown est un processus qui nous ramène cinquante ans en arrière ; en effet c’est au début des années 70 qu’ont démarré les premières discussions sur cet accord dont la signature est intervenue plus tard en 1975 sur les rives du fleuve Demara. Le début des années 70 a été marqué par les préparatifs vigoureusement engagés par la région Caraïbes, tant au plan national qu’international, pour passer de la CARIFTA à la CARICOM afin d’ouvrir la voie à de nouvelles relations avec une Europe aspirant désormais à façonner son avenir sur le socle de l’unité, après un passé de schisme. Que nous ayons à passer en revue ces évolutions chargées d’espoir au cours de la semaine même où se joue le BREXIT donne à réfléchir.
Pour les pays en développement de manière générale, c’était une époque caractérisée par la fraîcheur et la créativité. Avant tout, c’était une époque où ces pays ont pris conscience de la nécessité de s’unir davantage. Les pays du « tiers monde » ont non seulement trouvé réconfort dans leur nouvel esprit d’unicité au niveau du G77, mais sont aussi devenus plus confiants dans leur quête mondiale en vue d’un nouvel ordre, notamment sur la scène économique internationale. Que ce soit au siège des Nations Unies à New York, à la CNUCED à Genève et dans les enceintes internationales à travers le monde, le thème du « Sud » portait sur l’unité, les pays en développement ayant particulièrement joué un rôle de leadership intellectuel au niveau diplomatique et technocratique dans le dialogue Nord-Sud qui a dominé la scène mondiale. Je reviendrai plus en détail sur ce leadership intellectuel.
La région Caraïbes a pris une part active aux efforts déployés à l’échelle internationale, et fait preuve de courage et de détermination au niveau régional pour orienter ses propres efforts vers le « communautaire », et user graduellement de sa nouvelle autonomie politique, notamment pour mettre fin à l’embargo diplomatique imposé à Cuba à travers un acte conjoint de reconnaissance de ce pays. C’est dans l’union que nous trouvons la force et le courage d’utiliser celle-ci selon les principes établis. Ceux qui samedi dernier étaient à l’Ouest des Caraïbes, plus précisément à Mara Lago, doivent certainement se demander si je parle de la même région Caraïbes, de la même Communauté des Caraïbes, des mêmes pays qui font des Caraïbes une communauté. J’ai honte de l’avouer, mais la réponse est oui ! Toutefois, nous n’avons pas toujours été ainsi ; il s’agit aujourd’hui de se replonger dans ces périodes passées qui referont surface et qui, en effet, doivent refaire surface.
Nulle part ailleurs cette unité passée n’a été aussi manifeste que lors des négociations avec l’Europe en vue d’un nouveau régime commercial et économique postcolonial, processus qui a abouti aux « Conventions de Lomé » du nom de la capitale de la République togolaise où elles ont été signées. Les pays des Caraïbes ont joué un rôle prépondérant, sur le plan politique et professionnel, dans le cadre de ses négociations entre la jeune Communauté économique européenne (CEE) et neuf de ses anciennes colonies d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. En ce qui concerne les Caraïbes, au même titre d’ailleurs que les pays d’Afrique et du Pacifique qui faisaient déjà partie du Commonwealth, des négociations s’imposaient effectivement en raison de l’appartenance de la Grande-Bretagne à la Communauté économique européenne.
La Grande-Bretagne était le porte-parole des Caraïbes dans ces négociations. Toutefois, bien évidemment, nos positions politiques à cet égard ont toujours été définies par le Conseil des ministres régional, certains ministres des Affaires étrangères et la plupart des ministres du Commerce. Le ministre du Commerce de la Jamaïque d’alors, M. P. J. Patterson, devenu plus tard Premier ministre, a joué un rôle de premier plan dans le processus ayant abouti aux négociations du Groupe dans son ensemble sur le sucre, un produit de base qui revêt une importance cruciale pour bon nombre de ses États membres. Je me suis réjouis lorsque, le 12 février 2009, la Commission européenne a honoré M. Patterson et moi-même en donnant nos noms à une salle spéciale de son siège pour, comme indiqué, notre contribution historique à la coopération Caraïbes-Europe. En effet, nous avons d’abord consolidé l’unité des Caraïbes, ce qui nous a ensuite permis (avec leur soutien) de former ensemble avec les différents pays d’Afrique et du Pacifique le Groupe des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). L’unité des Caraïbes a ouvert la voie à cette unité plus large, sur la base de laquelle il a été possible de conclure les Conventions de Lomé. S’agissant du commerce, les îles du Pacifique étaient davantage tournées vers l’Australie et les pays riverains du Pacifique que vers l’Europe, à l’exception de Fidji dont les exportations sucrières sur le marché britannique étaient capitales pour son économie. Le Premier ministre de Fidji, M. Ratu Mara, a globalement joué le rôle de fer de lance de ce processus dans le Pacifique. Le « P » de ACP n’a jamais été oublié.
A présent, permettez-moi de remonter dans le temps. C’est en 1972 que s’est tenue la réunion des ministres des Affaires étrangères des pays non alignés à Guyana. Toutefois, au-delà des questions cruciales que les ministres étaient appelés à examiner à cette occasion, je voyais déjà venir des négociations avec l’Union européenne dans le cadre desquelles nous aurions à interagir avec des pays africains et du Pacifique. J’avais conscience qu’il serait fondamental de parvenir au plus haut niveau possible d’unité avec ces pays. J’ai estimé que le moment était peut-être idéal pour commencer à étudier les possibilités de réaliser cette unité. Ainsi, peu avant la réunion des ministres des Affaires étrangères, j’ai tenu les propos suivants à mes collègues membres du Conseil des ministres de la CARIFTA :
« J’ai l’intention de saisir l’occasion de la réunion des ministres des Affaires étrangères des pays non alignés prévue à Guyana pour aborder avec l’ensemble de mes collègues du Commonwealth les relations avec la CEE. J’espère que nous pourrons associer tous nos collègues des Caraïbes à ces discussions.Il ne s’agitpas de discussions officielles, encore moins secrètes. Il s’agit simplement de voir si nous pouvons convaincre d’autres personnes de mutualiser leurs ressources avec les nôtres dans le cadre des négociations à venir ».
Fort heureusement, nos archives conservent encore la trace de ces moments qui marquent le début d’une nouvelle page de notre histoire. Les discussions informelles se sont déroulées dans la soirée du 9 août 1972 à Georgetown, et il m’a été rappelé que nous étions alors à équidistance géographique de l’Afrique à l’Est et des îles du Pacifique à l’Ouest.
Ces discussions ont marqué le début d’un processus qui a abouti à la mise en commun des ressources de tous les membres concernés provenant des pays Associés et Associables francophones et anglophones d’Afrique, des Caraïbes, du Pacifique et du Commonwealth et les EAMA, en vue des négociations avec la CEE qui ont débouché sur la première Convention de Lomé.
Au terme de cette réunion ad hoc, les participants ont accueilli très favorablement l’idée d’une coopération étroite entre les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique impliqués dans les négociations avec l’Europe et se sont accordés sur le moyen d’amorcer l’interaction entre eux. Ils ont décidé qu’une équipe de représentants des Caraïbes se rendrait dans les capitales des pays africains du Commonwealth pour approfondir les discussions techniques. C’est ainsi qu’en septembre 1972, une mission de la CARIFTA a été dépêchée à Arusha, en Afrique de l’Est, pour rencontrer des représentants de la Communauté de l’Afrique de l’Est, puis à Lagos, Accra et Freetown en Afrique de l’Ouest, ce qui a permis de faire le point sur les préparatifs entrepris par la région Caraïbes. Toutefois, ce qu’il fallait à l’évidence, c’était une action concertée des États africains, et un pas a été accompli dans cette direction à travers une réunion des ministres africains du Commonwealth abritée par le Gouvernement du Nigeria en février 2013 à Lagos. Cette réunion a adopté une approche audacieuse et mûrie pour établir s’il convenait véritablement d’engager des discussions avec la CEE d’alors, et le cas échéant, sur quelle base et dans quel objectif.
A Lagos, il a été convenu qu’une autre réunion ministérielle se tiendrait à Nairobi pour poursuivre la réflexion sur ces questions. S’appuyant sur les liens noués sur la scène internationale plus tôt, en 1972, la réunion de Lagos a autorisé un groupe de ministres africains du Commonwealth à se rendre à Georgetown pour des discussions avec leurs homologues des Caraïbes au siège de la CARIFTA. Cette réunion, qui s’est tenue le 19 mars 1973, a été l’occasion pour les ministres de procéder à un échange de vues sur l’approche des négociations avec la CEE et sur les fondamentaux de toute relation éventuelle. Les discussions ont clairement fait apparaître une unanimité concernant le refus d’être confiné dans le carcan de négociation imposé de manière unilatérale par les options stipulées dans le Protocole 22 du Traité d’accession, et la détermination à résister aux ouvertures européennes en vue d’un accord de libre-échange prévoyant des préférences réciproques. Les représentants des Caraïbes ont été invités à participer à la réunion du groupe africain de Nairobi en tant qu’observateurs, ainsi qu’au dialogue interrégional désormais pleinement établi.
La réunion de Nairobi a permis aux gouvernements concernés d’élaborer plus avant et de peaufiner leur approche des négociations et de préparer ainsi le terrain pour la prochaine étape majeure, à savoir l’approfondissement du dialogue en vue d’un mandat politique habilitant l’Afrique dans son ensemble à négocier des relations unifiées. Jusqu’à ce que ces évolutions interviennent, les États africains et malgaches associés (EAMA) se préparaient à renégocier la Convention de Yaoundé (qui expirait à la fin de l’année 1974), et le danger était réel de voir se perpétuer la séparation à travers les négociations, voire même qu’émerge un potentiel conflit d’intérêt que le statut d’associés et d’associables* semblait comporter et véhiculer.
Au fur et à mesure qu’avançaient ces préparatifs, il est apparu évident qu’une plus grande unité africaine était indispensable pour négocier efficacement avec la CEE. Cette unité a été réalisée en mai 1973 à Abidjan (Côte d’Ivoire) lors d’une réunion ministérielle organisée sous les auspices de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), qui a adopté une approche africaine unie pour les négociations, laquelle reposait sur les « huit principes » établis comme les exigences essentielles des États africains. Plus d’une fois lors de cette initiative pionnière de travail collectif, les pays du Commonwealth et de la Francophonie ont reconnu l’absurdité manifeste, comme si la décolonisation n’avait jamais eu lieu, de préserver les penchants, les suspicions et les barrières parfois totalement imaginaires à la compréhension, qui sont l’héritage même du colonialisme. J’estime que le rôle de partenariat joué par la région Caraïbes a favorisé cette reconnaissance mutuelle. Les principes en question ont été approuvés à Addis Abeba par les chefs d’État africains lors du Sommet marquant le 10e anniversaire de l’Organisation de l’Unité africaine. Ils devaient servir de pierre angulaire de la structure de négociation mise en place par le Groupe ACP à Bruxelles.
Ces évolutions sont intervenues dans un contexte de pression non négligeable exercée par la CEE pour démarrer les négociations sur la base des contours prédéterminés du Protocole 22, lesquels avaient tendance eux-mêmes à mettre l’accent sur les distinctions entre les associés et les associables. Le fait est que ces « options » clivantes prévues par ce Protocole (qu’il s’agisse d’une intégration dans une Convention de Yaoundé révisée, d’une convention distincte du type d’Arusha au titre de l’article 138 du Traité de Rome ou d’un simple accord commercial avec la CEE) n’ont jamais été utilisées par les associables en dépit d’une mythologie contraire développée par la CEE. En fin de compte, le résultat obtenu à Lomé était un accord unique en son genre pour lequel les pays ACP étaient initialement en concurrence.
A Bruxelles, la première réunion entre les ministres des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, d’une part, et les ministres de la Communauté, d’autre part, s’est déroulée en juillet 1973. Si pour les européens, c’était le début des négociations, pour les ACP c’était des « discussions sur les discussions ». Toutefois, indépendamment de l’une ou l’autre perspective, il se dessinait une tendance beaucoup plus importante, qui s’est confirmée plus tard au cours des négociations dont l’issue en a d’ailleurs été influencée de façon décisive. La déclaration européenne, qui reposait fortement sur la généralisation, voire l’ambiguïté, comportait toutes les marques d’un conflit communautaire interne. La déclaration ACP – qui regroupe en fait les trois déclarations faites par les porte-parole des pays d’Afrique (associés et associables), des Caraïbes et du Pacifique – a dévoilé des objectifs clairement apparents, et laissait apparaître tous les indices d’une coordination et d’une cohérence internes.
Depuis lors, l’approche de la séparation a été abandonnée. Lors de la réunion ministérielle ACP/CEE suivante tenue à Bruxelles en octobre 1973, la cause ACP plaidée par trois voix au mois de juillet précédent ne l’a été que par une seule, celle du Président en exercice d’alors du Groupe ACP. Cette position était consécutive à une proposition de la région Caraïbes, qui appelait à ce que l’unité manifestée par le Groupe ACP soit symbolisée et formalisée par une telle présentation unique. Par la suite, au cours des discussions, qui ont duré plus d’un an, les ACP n’ont plus jamais négocié autrement qu’en tant que Groupe, et n’ont eu de cesse de parler d’une seule voix. Cette voix a certes souvent été portée par l’Afrique, parfois par les Caraïbes ou le Pacifique, mais s’est toujours exprimée au nom du Groupe ACP.
Lorsque pour la première fois, j’ai pris la parole le 28 juillet 1973 au nom des Caraïbes lors de l’ouverture de ce qui était alors dénommée « la conférence ACP-CEE », j’ai fait valoir un point qui a imprégné les négociations suivantes, et qu’il convient de réitérer ici. En substance, j’ai déclaré ceci :
« En ce qui concerne les accords commerciaux avec la CEE, nous estimons qu’il est inapproprié de poursuivre les négociations sur le concept de relations de libre-échange, et nous rejetons sans réserve la notion selon laquelle le prix d’un accès en franchise au marché communautaire pour les principaux produits des États en développement avec lesquels des accords ont été conclus doit être la réciprocité des avantages commerciaux, dans la mesure où une réciprocité entre deux partenaires ayant une force économique asymétrique est une contradiction en matière économique. Dans les relations économiques contemporaines, la maxime d’Aristote selon laquelle la justice requiert une égalité entre des choses égales, mais une proportionnalité entre des choses inégales, doit certainement signifier qu’entre partenaires inégaux en termes d’économie et de force, l’équité elle-même exige une non-réciprocité. Dès lors, nous sommes fermement opposés à toute transposition dans les nouveaux accords des dispositions de l’article 3, paragraphe 1 de la Convention de Yaoundé ».
La référence à Aristote est une contribution du ministre des Affaires étrangères de la Barbade, M. Cameron Tudor, un érudit du grec, qui a été président de Oxford Union, mais qui pour autant n’était pas pleinement impliqué dans les discussions préparatoires. C’était un coup de maître, qui a quasiment mis un terme au débat avec des européens déconcertés, et la Convention de Lomé n’a prévu aucune réciprocité. La Convention qui devait régir pendant deux décennies les relations commerciales et économiques avec une Europe en expansion, et dicter les fondamentaux des relations ACP-UE pendant deux autres décennies, a maintenant fait place à des accords de partenariat économique (APE) entre l’Union européenne et plusieurs régions ou sous-régions du Groupe ACP. Ces accords reposent sur la réciprocité. L’ironie de l’histoire, c’est que les pays des Caraïbes ont été les premiers à accepter la nouvelle donne des APE en 2008 en signant individuellement cet accord avec les 27 États membres de l’Union européenne collectivement.
La durabilité de l’unité des ACP dans le cadre des négociations de Lomé nécessitait naturellement un travail préparatoire considérable. Dans une large mesure, ce travail a été réalisé par les ambassadeurs ACP à Bruxelles, qui se réunissaient en session ordinaire. Par leurs efforts remarquables, ils ont préparé le terrain pour les réunions ministérielles successivement tenues à Dar-es-Salaam, Dakart, Kingston et Accra, au cours desquelles les positions et approches ACP ont été examinées et adoptées. La réunion qui a eu lieu à Kingston (Jamaïque) en 1974 a constitué un point tournant dans la solidarité ACP. Avant cette date, les réunions avec les ministres de la CEE se déroulaient toutes à Bruxelles. Il était important pour les ACP que la direction du déplacement vers l’Europe soit inversée. C’est ainsi qu’en juillet 1974, la réunion ministérielle ACP-CEE suivante s’est tenue dans les Caraïbes. L’unité ACP était à la fois manifeste et pressante, permettant ainsi aux négociations d’avancer de manière appréciable, avec toutefois des signes perceptibles d’une résistance communautaire à certaines des demandes plus sensibles des pays ACP, notamment en ce qui concerne les règles d’origine ou le caractère du traitement NPF ou encore l’accès aux marchés pour les produits couverts par la Politique agricole commune de l’UE.
En attendant, le Groupe ACP s’employait à développer son mécanisme d’unité. J’ai déjà évoqué le Comité des ambassadeurs à Bruxelles et les réunions des ministres ACP. A la base de ces efforts se trouvait le Secrétariat ad hoc du Groupe ACP dirigé par un Secrétaire exécutif, et doté d’un personnel permanent basé à Bruxelles avec l’appui d’un flux continu de techniciens ACP travaillant en étroite collaboration avec le Secrétariat. Il ne fallait pas plus pour transformer les ACP en un groupe discipliné et uni à tous les niveaux qu’un tel régime d’efforts destinés à réaliser des objectifs communs.
Dans les paragraphes précédents, j’ai mis l’accent sur le terme « intellectuel ». Je me permets d’insister à nouveau sur ce point, car c’est grâce à cette qualité que le travail du Groupe ACP lui a valu respect lors des négociations. Certes, M. Patterson et moi-même avons nos noms inscrits sur un pan de mur du Siège de l’Union européenne, mais de nombreuses autres personnes auraient également pu faire l’objet de cette reconnaissance, telles que Alister McIntyre. Lors du lancement en fin 2016 du livre de Sir Alister intitulé « The Caribbean and the Wider Word », que je vous recommande comme un outil d’aide à l’analyse des négociations de Lomé, M. Patterson s’est exprimé en ces termes au sujet de Sir Alister :
« La maîtrise avec laquelle il a présenté son sujet a laissé les européens stupéfaits d’admiration, et rendu le travail de l’équipe de négociation d’autant plus facile ».
Je vous recommande également dans votre cheminement l’analyse perspicace que M. Patternson livre des négociations dans son récent ouvrage « My Political Journey ». Avec mon propre récit de l’édification du Groupe ACP contenu dans « Glimpses of a Global Life », vous disposez d’une trilogie de mémoires, bien que rédigés selon le point de vue des Caraïbes. J’aimerais insister sur le fait que les négociations à ce niveau, et dans ces domaines techniques, requièrent bien plus que des ressources ordinaires. Elles exigent en effet une virtuosité intellectuelle.
In fine, lors de la phase finale des négociations à Bruxelles, les porte-parole ministériels des ACP, à qui mandat avait été donné pour discuter avec les ministres européens au nom de tout le Groupe, provenaient d’une diversité de pays, tels que le Gabon (coopération financière et technique), la Mauritanie (institutions, établissements, etc.) Guyana (régime commercial), Fidji et Jamaïque (sucre) et le Sénégal (coordination de la présidence ACP). Étant donné que Guyana était chargé des questions liées au régime commercial, j’assurais le rôle de négociateur central.
L’unité d’intérêt des ACP devenait plus évidente au fur et à mesure que les négociations se prolongeaient et (comme cela s’est révélé de façon dramatique dans les dernières phases des discussions sur le rhum, un produit présentant un intérêt pour seulement une région, à savoir les Caraïbes menaçaient de faire échouer un consensus qui se profilait. Rien des affinités régionales ou linguistiques, des intérêts nationaux distincts, des associations antérieures, des personnalités ni des modèles culturels n’a pu reléguer au second plan les intérêts du Groupe ACP dans son ensemble. Le rhum est un produit des Caraïbes. Les pays d’Afrique francophone et anglophone étaient disposés à renoncer à leurs acquis obtenus de haute lutte lors des négociations si les besoins des Caraïbes concernant ce produit n’étaient pas satisfaits. Ils l’ont clairement fait savoir aux représentants européens. L’Europe y a prêté une oreille attentive. Les besoins des Caraïbes ont été pris en considération. Pour ma part, il s’agit du plus beau moment des négociations, car il était empreint d’une solidarité qui s’était véritablement mise en marche deux années auparavant à Guyana.
La Convention de Lomé n’était pas parfaite. Elle n’intégrait pas toutes les aspirations des ACP en tant que composante significative du monde en développement. Lors de la signature de cette convention à Lomé le 28 février 1975, j’ai déclaré ceci :
« Il est fondamental de faire en sorte que cette Convention, dans la réalisation de son potentiel, car c’est dans son potentiel et non dans son texte que réside sa véritable valeur, corresponde aux idéaux de coopération qu’elle prône. Ce serait s’aveugler nous-mêmes de croire que le document que nous signons aujourd’hui réalise tous les idéaux de coopération, et ce serait aussi une excuse dangereuse pour nous d’insinuer que c’est le cas… – Un désenchantement est né des promesses non tenues, telles qu’un accès accru aux marchés pour les produits agricoles, un plus grand libéralisme dans l’application sinon dans l’établissement des règles d’origine, de plus grandes perspectives pour le fonds de stabilisation et un plus grand réalisme dans le niveau de l’aide au développement, qui constituent autant de questions sur lesquelles la Convention offre des perspectives d’ajustement et à la résolution desquelles nous devons nous employer ».
Cela dit, la Convention a été un point de départ dans les relations entre les pays en développement et les nations développées. Ces négociations ont été, et resteront probablement les plus efficaces jamais menées par des pays en développement avec un ensemble considérable de nations développées sur un paquet de dispositions économiques globales. C’était une telle innovation porteuse d’un tel espoir découlant pour l’essentiel du processus d’unification décrit ci-dessus – un processus qui a rassemblé avec une efficacité inégalée les 46 pays en développement d’alors pour relever le défi de négocier avec la Communauté économique européenne, un groupe majeur des nations développées, qui, face à l’enjeu de la survie, a emprunté à juste titre le chemin de l’intégration. D’une durée de 20 ans, la Convention de Lomé a été renouvelée à trois reprises en y apportant des améliorations.
Je me suis réjouis (non pas de façon excessive je l’admets) de la conclusion de la Convention, mais je me suis davantage réjouis (et avec moins de réserve) de l’évolution du Groupe ACP. Je n’ai jamais fait mystère de la priorité que nous accordions à « l’unicité » ACP. Lors de l’avant dernière réunion ministérielle qui s’est tenue le 19 décembre 1974 à Dakar (Sénégal), j’ai conclu ma contribution en ces termes :
Enfin, Monsieur le Président, permettez-moi de préciser sans ambigüité qu’au regard de la valeur des dispositions dans leur intégralité, nous, dans les Caraïbes, accordons la plus haute importance à la cohésion entre les États ACP, laquelle a été affirmée par les présentes négociations et doit être activement recherchée et pérennisée par tout accord avec l’Europe, car elle sera mise en péril si nous ne parvenons pas à conclure un accord avec l’Europe. Pour cette raison, nous estimons que le temps est venu pour nous de proposer officiellement, comme nous l’avons indiqué précédemment, que le Groupe ACP soit institutionnalisé non pas simplement en tant que mécanisme ad hoc de coordination à des fins de négociations, mais en tant que structure permanente en vue de l’unité entre nos États. Nous demandons instamment que la présente réunion donne officiellement mandat à nos ambassadeurs pour examiner le document déjà établi par le Secrétariat, et nous formuler des propositions à ce sujet, lesquelles propositions ne devront pas écarter l’idée d’une institutionnalisation du Groupe dans le cadre de l’Accord lui-même.
Toutefois, j’avais le sentiment que mon œuvre était incomplète. Au fur et à mesure qu’avançaient les négociations et que se renforçait notre ambition de demeurer unis, j’ai commencé à percevoir les ACP comme un groupe, dont l’origine remonte, certes, aux négociations avec l’Europe, mais dont l’existence dépasse le cadre de cette relation – c’est le plus grand groupe intercontinental de pays en développement œuvrant dans une unité fonctionnelle. Pour matérialiser cette ambition, j’ai invité les ministres ACP, qui ont noué des liens à travers les négociations, à se réunir à Georgetown pour créer officiellement un Groupe ACP de plein droit. En juin 1975 – lors de ce qui devait être ma dernière conférence en tant que ministre des Affaires étrangères (et même en tant que membre du gouvernement), les ministres ACP ont signé l’Accord de Georgetown instituant un Groupe ACP à part entière et fixant des objectifs qui vont au-delà de la mise en œuvre de la Convention de Lomé.
Le véritable enseignement de ce parcours est qu’il est important de mutualiser nos ressources, qu’elles soient politiques, économiques ou intellectuelles, lorsqu’il s’agit de négocier avec des pays autres que les nôtres, à l’échelle internationale, en Europe ou dans l’hémisphère Nord. Au titre des négociations de Lomé, le processus d’unification – pource qu’il a été – a ajouté une nouvelle dimension à la quête du Tiers-monde pour une justice économique à travers une action internationale. Toutefois, sa portée réside non pas principalement dans les termes des relations négociées entre les 46 États ACP et la CEE, mais plutôt dans l’approche unifiée dont ces négociations ont été l’innovation. Jamais auparavant un nombre si considérable de pays en développement ont négocié avec un groupe aussi puissant de nations développées un régime de relations économiques si complet et innovant. Pour l’Europe, c’était une expérience nouvelle et salutaire, tandis que pour les États ACP c’était une expérience nouvelle et rassurante. Dans le cadre de la révision de l’Accord de Georgetown, je vous exhorte à prendre dûment en considération la primauté de l’unité institutionnalisée. Et à ceux d’entre vous qui sont originaires de cette région, je vous exhorte à retenir que tout cela n’aurait pas pu se réaliser sans ce début d’unité régionale qui a pris forme ici dans les Caraïbes et à laquelle nous devons recourir.