Interview exclusive ACP – Le Premier ministre de Tuvalu s’exprime sur le changement climatique
Bruxelles, le 20 juillet 2015/ ACP: Le Premier ministre de Tuvalu, l’hon. Enele Sosene Sopoaga, a rendu visite au Secrétaire général ACP, S.E. Dr Patrick Gomes à Bruxelles, lors de la tournée européenne qu’il a entreprise début juillet dans le cadre d’une mission de sensibilisation aux problématiques liées au changement climatique.
Le gouvernement de Tuvalu, un des petits Etats insulaires en développement (PEID) les plus vulnérables aux impacts du changement climatique, œuvre sans relâche à une issue favorable de la Conférence internationale (COP 21) qui aura lieu en décembre 2015. Le Groupe ACP accorde également aux problématiques liées au changement climatique une priorité absolue reflétée dans la programmation intra-ACP et le projet de création d’un Forum des PEID pour faire face à ces défis.
Le 7 juillet 2015, le Premier ministre Sopoaga a fait part de ses réflexions sur ces questions au service de presse ACP. (Ci-dessous, la transcription de l’interview).
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Presse ACP : Monsieur le Premier ministre Sopoaga, nous vous remercions infiniment de nous faire l’honneur de venir nous exposer les raisons de votre présence ici en Europe. Quel message fondamental avez-vous l’intention de transmettre durant votre tournée, et en quoi ce message est-il important?
Hon. Enele Sosene Sopoaga: ce message est d’une importance capitale car nous sommes face à une urgence absolue. La situation résultant des impacts du changement climatique et de l’élévation du niveau des mers est une situation d’urgence extrêmement préoccupante, qui appelle une réponse urgente. Mon message est simple: il faut sauver Tuvalu. Il faut sauver le monde. Nous ne pouvons pas sauver le monde si nous ne sauvons pas Tuvalu et les pays insulaires, surtout les plus vulnérables d’entre eux, [ainsi que] les autres pays les plus exposés aux impacts du changement climatique. Nous devons identifier des mesures d’atténuation – pour une réduction des émissions – mais également d’adaptation, si nous voulons sauver les populations les plus exposées aux impacts du changement climatique. Bien sûr, nous sauverons le monde par la même occasion.
PACP: Pouvez-nous nous donner quelques exemples d’effets du changement climatique que vous constatez sur le terrain?
ESS: Je citerai d’abord la fréquence des cyclones tropicaux. Par exemple, cette année, au mois de mars, le cyclone tropical Pam a déferlé sur les îles du Pacifique, en particulier le Vanuatu où il a causé des dégâts considérables, mais également les Iles Salomon, Tuvalu, Kiribati et les Iles Marshall.
À Tuvalu, le cyclone Pam a sérieusement endommagé et traumatisé la quasi-totalité des îles. Trois d’entre elles sont toujours privées de cultures vivrières et en sont réduites à compter sur le gouvernement pour leur approvisionnement en nourriture et en eau, parce que les sources de nourriture sur l’île ont été entièrement détruites par l’eau salée, les débris et les déchets. Vous voyez donc que la situation sur l’île est, comme je disais, grave, voire critique… Elle compromet non seulement la sécurité alimentaire, mais également celle de l’approvisionnement en eau, et pose un problème sanitaire en termes d’assainissement et de gestion des déchets. Tous ces aspects doivent être pris en compte, et c’est pourquoi nous pensons que ces phénomènes ne sont plus naturels. Ils sont largement et fortement influencés par le changement climatique.
Le message que je veux transmettre à l’Europe aujourd'hui est le suivant: s’il vous plaît, aidez-nous à sauver Tuvalu. Les mesures que nous adopterons en vue de sauver ces îles vulnérables nous permettront également de sauver le monde. Nous sommes peut-être les premiers à ressentir les effets du changement climatique, mais le reste du monde n’y échappera pas si nous n’agissons pas sans plus tarder. Voilà mon message.
PACP: Et quelle a été, à ce jour, la réaction de la communauté internationale à ce vibrant appel à l’aide?
ESS: Je suis optimiste, c’est vrai. Nous sommes reconnaissants à la communauté internationale. Nous ne pouvons pas dire qu’elle n’a pas réagi positivement, car nous avons reçu un soutien positif et massif. Il existe bien sûr des différences d’interprétation et de compréhension des aspects scientifiques et économiques du changement climatique, mais nous apprécions la réaction globale de la communauté internationale. L’Union européenne, par exemple, s’est montrée extrêmement compréhensive et [ouverte] dans ses relations de travail avec les pays insulaires du Pacifique, avec les ACP, ainsi qu’avec les petits Etats insulaires en développement et les PMA (pays les moins avancés). Je pense que cette contribution doit être appréciée et reconnue. D’autres acteurs, des partenaires et amis bilatéraux, ont également mené des actions constructives. Tuvalu, qui se trouve en première ligne, est très sensible à tout cela.
Il y a trois jours, je me suis exprimé lors d’un Sommet sur cette problématique organisé au Vatican par le Saint-Siège, à la suite de la publication de la lettre du Pape François [encyclique du pape en date du 18 juin]. Je trouve encourageant le message du pape au monde, à savoir que la Terre est notre maison, et que nous devons nous occuper de notre maison de façon plus responsable, notamment en remédiant aux effets du changement climatique et de l’élévation du niveau des mers.
Ce rappel arrive à point nommé, et nous met au défi, nous les dirigeants du monde et les populations du monde, de prendre davantage en compte la dimension humaine de la problématique du changement climatique. En effet, le débat sur le changement climatique a jusqu’ici été largement dominé par des considérations politiques, scientifiques et économiques – [des questions telles que] la technologie, le commerce, le sauvetage des industries, le sauvetage des économies. Or, il s’agit de sauver non pas des économies, mais les vies des populations les plus vulnérables, comme celle de Tuvalu. C’est cela aussi, notre message. Nous soutenons et approuvons sans réserve le contenu de la lettre du pape Francis à la communauté internationale, et essayons d’en tirer parti.
Ma présence à Bruxelles s’inscrit dans le prolongement de ma visite au Vatican, mais je suis [également] venu solliciter l’assistance de l’Union européenne et de nos amis de Bruxelles pour aider notre peuple à se remettre des effets néfastes du cyclone Pam, et renforcer sa résilience à long terme afin qu’il puisse, à l’avenir, faire face aux conséquences du changement climatique. Il nous faut en effet mettre en place des systèmes de protection, des digues notamment, afin de préserver le littoral des îles de Tuvalu.
PACP: L’attention du monde entier se focalise actuellement sur la prochaine conférence sur le changement climatique qui aura lieu à Paris en décembre. Qu’attendez-vous de cette réunion de la COP 21 et quels résultats espérez-vous ?
ESS: Il n’y a pas de position de repli en ce qui concerne le changement climatique. Nous devons absolument trouver un accord juridiquement contraignant lors de la COP 21 de Paris. Nous n’avons pas d’autre solution. Nous voulons faire en sorte que la COP 21 soit un succès, et ce succès ne sera garanti que si nous nous attaquons efficacement aux causes du changement climatique. Réduire sans plus tarder les émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, voilà ce à quoi nous devons nous atteler.
Et ce ne sont pas les options qui manquent. Des possibilités existent, aux niveaux technologique et scientifique. Nous devons réfléchir sérieusement à une utilisation plus durable de l’énergie dans le monde, et les énergies renouvelables sont reconnues comme une solution très efficace à cet égard. Ce sont des choses que nous pouvons faire. Je pense que les entreprises se rendront compte que cette filière énergétique sera bénéfique pour elles aussi – pour tout le monde – et que tout le monde en profitera … Il existe de très nombreuses études et analyses qui confirment que les entreprises continueront de prospérer même si elles se tournent vers les énergies renouvelables.
Concernant l’adaptation, nous devons évidemment nous assurer que l’Accord de Paris comportera un engagement concret à cet égard, afin d’aider les pays en première ligne, comme Tuvalu et de nombreux PEID et PMA, à faire face aux effets du changement climatique. Des mesures [d’atténuation aussi bien que d’adaptation] devront être adoptées et mises en œuvre en veillant à établir un équilibre. Moins il y aura de mesures d’atténuation, plus les efforts d’adaptation seront importants, c'est-à-dire que les populations devront faire davantage d’efforts pour s’adapter. Nous devons maintenir le cap dans ce domaine, et les mesures que nous identifierons devront être aussi équitables et adaptées que possible, et assorties d’un renforcement des capacités financières et technologiques… Nous, à Tuvalu, nous voulons croire à la possibilité d’une issue positive de la Conférence de Paris.
PACP: Pour conclure, comment concevez-vous le rôle d’organisations ou alliances internationales comme le Groupe ACP, dont 37 des membres sont, en tant que PEID, confrontés aux effets du changement climatique? De quelle façon les alliances ou amitiés de cette nature peuvent-elles être utiles à la lutte du peuple de Tuvalu?
ESS: Je pense que nous devons définir une stratégie, et nous savons très bien que dans ce genre de relations internationales, ce qui compte, c’est l’influence. Bien sûr, Il n’est pas possible de résoudre tous les problèmes du monde tout seul. Il faut user de son influence, s’appuyer sur sa famille politique, et établir un dialogue, une connexion et une coordination avec d’autres alliances et organisations partageant les mêmes valeurs.
À côté du Groupe ACP, vous avez le Commonwealth. Un certain nombre d’Etats ACP sont également membres du Commonwealth. Ils ont leurs propres plateformes, ils ont leur propre statut, autour desquels nous pouvons nous rassembler. Vous avez également les PEID qui utilisent l’AOSIS [Alliance des petits Etats insulaires] comme cadre pour la promotion de leurs intérêts – Il nous faut définir une stratégie appropriée pour gérer tout cela, et pouvoir parler d’une seule voix pour défendre nos intérêts et tenter d’obtenir des résultats allant dans le sens de nos intérêts communs.
Si notre unité est brisée et si nous sommes divisés, nous ne tiendrons pas le coup, et nous ne gagnerons pas. Par contre, si nous mettons à profit nos organisations et nos alliances et si nous arrivons à tirer parti des liens que nous entretenons avec l’Union européenne et le Commonwealth – sur la base de nos buts et objectifs communs – et, surtout avec les Nations Unies, je pense que nous pouvons réaliser beaucoup de choses. Et ma conviction est que c’est ce que nous devons faire. C’est le seul moyen d’aller de l’avant. Les enjeux sont trop importants pour que nous fassions cavalier seul. Nous représentons peu de choses à ce niveau, et c’est pour cela que, nous, à Tuvalu, nous disons que si l’on veut capturer une baleine, il faut se serrer les coudes. Ainsi, les petits poissons ont l’habitude de former un énorme banc pour faire peur aux baleines et aux requins. Nous devons recourir à ce genre de tactique. J’espère sincèrement que nous le ferons, avant et pendant la Conférence de Paris. Sinon, ce sera le chaos.
– Presse ACP
(Photo: le Premier ministre de Tuvalu et le Secrétaire général ACP, Dr Patrick Gomes.)
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